EXPÉRIMENTATION DANS
LES ARTS DU CONNEXIONNISME

Michel BRET
Professeur à l´Université PARIS8
Michel.Bret@univ-paris8.fr
ISEA 2000

Résumé

         Les modèles fonctionnels [Cardon 2000], traditionnellement utilisés en synthèse d´image et dans les arts interactifs, produisent des systèmes déterministes dont les trajectoires sont entièrement définies dès lors que sont connues les conditions initiales. Les modèles comportementaux, par contre, permettent une interactivité émergente, en ce sens que des comportements non programmés peuvent résulter des nombreurse interactions au sein d´un réseau complexe. Nous nous intéressons aujourd´hui à des modèles d´inspirations neurobiologiques (vie artificielle [Heudin 94]) qui, pensons-nous, permettront de renouveler les situations de créations interactives.
         En s´appuyant sur les travaux de son auteur, cet article tente de mettre en place les conditions et les modalités de nouvelles pratiques artistiques:
         Une première réflexion sur les techniques de modélisation des corps vivants permettra de quitter le domaine de la pure simulation des apparences pour entrer dans celui de la génération des fonctionnements. Les paradigmes géométriques et mécaniques s´inscriront dans ceux, plus généraux, de la dynamique des systèmes adaptatifs.
         Les corps artificiels ainsi construits possèdent certaines caractéristiques du vivant, comme l´autoadaptation (modèles connexionnistes) et l´autoreproduction (modèles évolutionnistes).
         L´oeuvre artistique perd son immobilité et sa permanence d´objet pour gagner une adaptabilité, une précarité et une indétermination relevant du vivant. Les relations du créateur à sa création s´en trouvent profondément modifiées, l´humain devant quitter sa position d´arbitre et abandonner son égocentrisme archaïque pour accéder à une conscience élargie d´un monde où il ne serait plus le seul être pensant.

1 Introduction

         Toute pratique artistique suppose une technique et donc des modèles et des théories. Parfois initiateurs (comme la perspective du quattrocento dont est redevable la géométrie projective), parfois expérimentateurs (comme l´impressionnisme utilisant la théorie des couleurs de Chevreul), les artistes ont toujours été en phase avec les grands courants intellectuels de leur époque. Ainsi peut-on mettre en parallèle le surréalisme et le freudisme, le cubisme et les géométries non euclidiennes des mathématiques (Lobatchevski) et de la physique (Einstein). Aujourd´hui, avec la révolution du numérique [Couchot 98] et les avancées des neurosciences, de nouvelles opportunités s´offrent aux plasticiens.
         Les sciences cognitives et l´informatique sont nées ensembles de la crise du formalisme logico-mathématique qui opposa Hilbert et Poincaré au début du XX ème siècle. Turing [Turing 47] imagina les premiers ordinateurs comme des machines "intelligentes", ce qu´ils ne sont pas devenus, pas plus d´ailleurs que l´Intelligence Artificielle ne réussit à synthétiser de la pensée. Bien qu´ayant abandonné le formalisme de Hilbert, l´informatique continua cependant de privilégier le langage et les manipulations symboliques au détriment de phénomènes beaucoup plus simples susceptibles d´engendrer, comme le montre le vivant, de la complexité. Il revient au connexionnisme d´avoir proposé de nouvelles pistes actuellement explorées aussi bien par les sciences dures que par les nouvelles technologies ou les sciences humaines.
         C´est dans ce cadre que nous allons discuter des implications possibles de ces courants de pensée sur la création artistique.

2 Problèmes de modélisation

         Si le dualisme de Descartes a pu penser les rapports du corps et de l´esprit en termes d´exclusion, le Darwinisme, puis Poincaré contre Hilbert, Piaget et aujourd´hui Berthoz [Berthoz 97], ont bien montré qu´il était impossible de concevoir l´un sans l´autre. C´est à travers une tentative de modélisation du corps humain que nous allons expliquer en quoi les nouveaux modèles de la vie artificielle permettent de reposer les problèmes de la représentation, aussi bien que ceux du fonctionnement ou encore ceux de la créativité.

2-1 Le corps

         Les artistes (sculpteurs ou peintres) qui produisent l´image d´un corps ne peuvent faire l´économie d´une certaine connaissance de son anatomie: Le rendu final de la peau (seule surface visible) dépend des dispositions relatives des os, muscles, graisses et autres organes. De plus, une bouche ouverte, par exemple, laisse voir une partie de l´intérieur.
         Mais un corps vivant ne peut se concevoir sans le mouvement ni sans une volonté le produisant: La synthèse du corps est donc inséparable de son devenir et d´une simulation de la pensée.
         La seule simulation de son apparence est impuissante à donner vie à un corps. Une description fonctionnelle, si elle permet bien de simuler un comportement, reste cependant très en deça de ce que montre le plus simple des organismes vivants. Les systèmes fonctionnels ne produisent, au mieux, que des robots déterministes qui, même s´ils peuvent s´adapter par apprentissage, sont incapables de survivre dans un environnement incertain. En clair, l´homéostasie (qui est la faculté de conserver un équilibre et une cohérence face à des perturbations extérieures grâce à des mécanismes internes de rétroaction), nécessaire mais insuffisante, doit être complétée par l´autopoièse [Varela 74, 89], c´est à dire la capacité, pour un système, de s´autodéfinir (en réorganisant et en remplaçant continuellement ses composants) dans un environnement changeant afin de s´en distinguer. Et comme cet équilibre n´est ni prédéterminé ni stable, le système n´est pas assuré de survivre. Son espèce devra donc évoluer en se reproduisant, non pas à l´identique, mais par des combinaisons aléatoirs de son patrimoine génétique produisant ainsi une diversité maximale tout en s´adaptant le mieux possible à son environnement.

2-2 L´interaction

         Un système réactif réagit aux sollicitations de son environnement sur le mode réflexe, se réduisant à un maillon d´une simple boucle de rétroaction. Des automates à états permettent d´en modéliser le fonctionnement, qui reste déterministe et non adaptable. La plupart des installations interactives construites avec de telles méthodes ne fournissent que des dispositifs de type mécanique sans aucune autonomie et, pensons-nous, sans véritable intérêt artistique.
         Avec les modèles comportementaux est introduite la très importante notion d´émergence: Une propriété émergente d´un système résulte des interactions internes (entre ses éléments) et externes (avec son environnement), elle est manifestée par le système sans pourtant appartenir à aucun de ses éléments. Une analyse descendante (disséquant le système en ses éléments) fait disparaitre de telles propriétés, alors qu´une synthèse, même si elle ne permet pas de construire effectivement un être artificiel, crée du moins les conditions expérimentales de son étude. Les réactions d´un système construit sur de tels modèles ne sont plus préprogrammées et des comportements imprévus, bien qu´adaptés, peuvent émerger d´une confrontation avec l´environnement ou avec des intervenants humains.
         Un système adaptatif présente une complexité organisationnelle de sous-systèmes évolutifs. Il est capable de se créer une représentation de son environnement, de simuler et d´anticiper son activité au sein de cet environnement, Alain Cardon [Cardon 2000] peut même parler à son sujet de conscience artificielle. Et lorsque cette représentation contient une symbolisation du système lui-même, peut-être pourrait-on parler d´une conscience de soi artificielle.
         Un système adaptatif peut se décrire schématiquement comme un noyau, constitué d´entités en interaction. Une membrane lui sert d´interface avec le monde exterieur dont il n´a connaissance que via des capteurs et des filtres en entrée et, en sortie, via des effecteurs. Il s´adapte à son environnement en s´en construisant une représentation et en se réorganisant pour y agir au mieux, de façon non téléologique. Il n´a de perception que des conséquences des actions de ses effecteurs sur ses capteurs (rétroactions ou feed-back) et la représentation qu´il se fait de son environnement n´a de sens que pour autant qu´il y agit.


Représentation                   Système                   Environnement

         Avec les systèmes adaptatifs la notion d´interactivité change de sens puisque l´expérimentateur lui-même est symbolisé dans la représentation que se fait le système de son environnement et, devenant autre pour le système, il est invité à se redécouvrir au sein d´un environnement plus large l´incluant.

2-3 Synthèse du corps

         La modélisation d´un corps vivant est une tâche complexe nécessitant plusieurs niveaux de description [Bret 2000]:
         Du point de vue de la forme d´abord, l´aspect de la surface visible d´un corps dépend de sa structure interne: Un modèle anatomique [Richer 96] sera utilisé pour définir un squelette sur lequel viendront s´attacher des muscles, des graisses et des organes. La peau sera ensuite tendue sur ces différents éléments. La déformation des muscles provoque les mouvements du squelette ainsi que les modifications de la peau. Le modelé réaliste du corps est alors assuré automatiquement quelque soit ces mouvements.
         Du point de vue de la physique ensuite, une interaction dynamique du corps avec son environnement sera simulée en attachant des propriétés mécaniques (masses, élasticités, contraintes, ...) aux différents composants du corps soumis à des champs de forces. La forme d´un corps est inséparable des mouvements par lesquels elle s´exprime, des modèles biomécaniques [Valet 96] [Goubel 98] permettront de relier la forme à la fonction.
         Le vivant enfin se caractérise par des propriétés telles que l´autoconfiguration et l´autoreproduction dont la modélisation implique certains concepts introduits par la Cybernetique (boucle de rétroaction) [Wiener 48], puis par la Vie Artificielle (homéostasie, autopoièse) [Heudin 94]. Des modèles comportementaux seront utilisés pour donner à des acteurs de synthèse une certaine autonomie. La définition de comportements évolués conduira à étudier des organisations complexes dont le connexionnisme [Bechtel 93], avec les Réseaux Neuronaux [Bourret 91] [Bharath 94] [Abdi 94] [Sarzeaud 94] [Jodouin 94] [Kaimal 97] [Faure 98], propose une modélisation efficace.
         Les modèles évolutionnistes enfin, avec les algorithmes génétiques [Goldberg 94] et la programmation génétique [Koza 92], en simulant l´évolution de populations de tels êtres artificiels, définissent de nouvelles méthodes de synthèse.

3 Un modèle comportemental de corps vivants

3-1 Le corps comme objet

         Le corps de la synthèse a longtemps été décrit comme objet. La science, mais aussi une certaine forme d´art, reconsidèrent aujourd´hui le problème de la vie à la lumière de sa simulation virtuelle: Plus complexe qu´une machine, sans être tributaire d´une mystérieuse force vitale, elle serait une propriété émergente de certains systèmes adaptatifs, indépendamment du support de son expression.
         Dans ces conditions, il était urgent d´abandonner la seule modélisation géométrique et la seule animation dynamique, pour orienter mes recherches dans le sens du connexionnisme, de l´évolutionnisme et de la vie artificielle. Aussi ai-je conçu une modélisation comportementale du corps le définissant comme objet hybride, à la fois matériel (squelette, muscles, organes, peau, cheveux, ...), spirituel (réseaux neuronaux) et social (algorithmes génétiques).
         La matérialité de ce corps peut être analysée selon plusieurs couches de modélisations emboîtées:
         1) D´abord le squelette, structure articulée d´éléments rigides soumis à des contraintes angulaires.
         2) Ensuite un système musculaire constitué de tissus munis de propriétés élastiques simulés par des ressorts. Ces muscles reçoivent leurs ordres d´une couche supérieure de contrôle (voir 3-3 plus loin).
         3) Des organes et des graisses, modélisés comme des tissus élastiques attachés aux éléments précédents.
         4) Une peau enfin, qui est un organe souple et élastique enveloppant l´ensemble anatomique précédent (os, muscles, organes et graisses). Pratiquement cette peau est obtenue par le procédé, dit du laser virtuel consistant à analyser cet ensemble anatomique simulé par un rayon virtuel issu d´une source tournant autour d´un axe et se déplaçant le long de cet axe sur une surface cylindrique. L´intersection de ce rayon avec le modèle anatomique du corps fournit un élément (n,f,x,y) avec:
       n = identificateur de la partie intersectée du corps (os, muscle, graisse ou organe).
       f = facette intersectée.
       x,y = coordonnées barycentriques de l´intersection dans cette facette.
       L´objet constitué par ces éléments figure la projection du cylindre sur le corps. Un ressort est alors fixé entre chaque élément et le sommet correspondant de la surface cylindrique, puis on laisse celle-ci trouver dynamiquement une position d´équilbre (méthode de relaxation) en lui interdisant de traverser le corps (considéré comme obstacle). Pour chaque mouvement du corps, la peau se réajuste alors automatiquement à la nouvelle configuration du modèle anatomique.
       Étant programmable, le laser virtuel présente une beaucoup plus grande souplesse que son équivalent réel:
         La surface définissant le laser n´est pas nécessairement cylindrique mais peut déjà s´adapter à la forme globale du corps.
       Il peut visiter des creux: Il suffit de ne pas viser l´axe du cylindre mais dans la direction de la normale au corps.
       Sa précision peut être réglée en fonction de la densité de détails de la surface analysée.


Intersection           Projection           "Axe" gauche           Adaptations

       La figure suivante montre les 3 couches principales du modèle:


         Squelette          Modèle musculaire          Peau

3-2 Le corps en mouvement

         Un corps muni de certaines propriétés (masse, élasticité, non pénétration de ses parties) et placé dans un champ de forces, entre en mouvement sous l´action de ces forces et aussi de forces qu´il imprime lui-même à ses muscles.
       Des mécanismes de compensation réflexes permettent de maintenir une posture (par exemple la position debout) lorsque celle-ci est contrariée par un champ de forces (par exemple la pesanteur). La longueur du muscle et l´amplitude de ces forces sont régulées par une boucle de rétrocontrôle négatif (feed-back): Un point de consigne ayant été défini, le paramètre contrôlé est mesuré par un capteur, et la contraction est modifiée de façon à minimiser l´écart entre la valeur lue et la valeur prédite.
       Par ailleurs des mouvements complexes, expression d´une volonté consciente, se traduisent par des programmes de mouvements. Le déroulement de ces programmes implique des ajustements posturaux anticipés et des rattrapages de déséquilibres. Ces mouvements volontaires se distinguent des mouvements réflexes en ceci qu´ils sont acquis lors de phases d´apprentissage.
       Un modèle dynamique, qui rend compte du comportement physique d´un corps, doit donc se doubler d´un modèle comportemental expliquant les réactions volontaires de ce corps à son environnement.
       Considérés comme éléments dynamiques, les muscles sont assimilables à des ressorts de raideur et d´élasticité variables, soumis à des forces de compression ou d´élongation: Ainsi les muscles squelettiques s´insérent sur des os fonctionnant comme des leviers (par exemple le bicep contrôle le radius relativement à l´humerus). La force totale exercée sur un muscle est égale à la somme d´une force élastique de rappel et d´une force contractile. L´énergie accumulée par l´allongement du muscle extenseur lors d´une flexion est liberée sous forme d´un rappel élastique provoquant une extension [Goubel 98]. Les mouvements d´un membre résultent de l´équilibre entre les forces de rappel des muscles extenseurs et contracteurs (considérés comme des ressorts) et des forces exercées sur les tendons sous le contrôle du système nerveux.

3-3 Le corps vivant

         Les organes des sens fournissent au cerveau des informations sur le monde extérieur et sur l´état du corps lui-même. L´analyse de ces informations passe d´abord par une sélection des capteurs pertinents (par exemple, lorsque nous regardons le monde la tête penchée, nous continuons à voir l´horizon droit car l´information visuelle est corrigée par celle provenant de l´oreille interne). Alain Berthoz [Berthoz 97] parle du sens du mouvement comme cette perception multisensorielle par laquelle le corps évalue correctement sa position et ses mouvements.
       Le rôle du cerveau est triple:
       1) D´abord il construit un modèle prédictif de ce que sera l´état du système corps-environnement à une date ultérieure.
       2) Ensuite il lance une simulation à partir de ce modèle.
       3) Enfin il assure un contrôle interactif permanent entre la simulation et la réalité en ajustant si nécessaire la première à la deuxième.
       De tels comportements peuvent s´implémenter par une machine à états commandant une suite d´ordres élémentaires dont l´enchaînement est déterminé par les valeurs des capteurs. Par exemple la marche peut être simulée par la suite périodique des gestes de balancement des jambes produisant un pas. Poser un pied au sol active un capteur de pression qui enclenche le pas suivant (ainsi le corps peut-il gravir un escalier). Une base de connaissances permet de faire face à des situations particulières (monter, tourner, descendre, courrir, ...). Mais quelle que soit la complexité des comportements implementés, quelle que soit la richesse de la base de connaissance, le corps agira toujours selon un programme immuable et ne pourra s´adapter qu´à l´environnement pour lequel a été écrit ce programme.
       Pour pouvoir faire face à n´importe quellle situation nouvelle le corps doit être capable d´apprendre.
       Au lieu de chercher une solution algorithmique à un problème complexe, on construit un réseau neuronal que l´on met en présence de ce problème sur le mode "question-réponse" ou encore "essai-erreur" en le laissant s´autoconfigurer de façon à répondre de mieux en mieux à des exemples (apprentissage supervisé). La propriété dite de généralisation d´un réseau neuronal garantit que celui-ci peut réagir convenablement à des exemples non appris [Bourret 91] [Abdi 94] [Bharath 94]. Un apprentissage non supervisé peut être réalisé par l´algorithme d´auto-organisation de Kohonen [Sarzeaud 94].
       M´inspirant des travaux de Van de Panne et Fiume [Van de Panne 93] ainsi que ceux de Karl Sims [Sims 94], j´ai implémenté l´algorithme de la rétropropagation de l´erreur sur des réseaux munis d´une couche d´entrée, d´une ou plusieures couches cachées et d´une couche de sortie, et dont les poids des connexions ont été initialisés aléatoirement.
       Aux entrées sont connectés des capteurs (de pression pour déterminer le pied porteur, angulaires pour déterminer les positions relatives des membres, de positions, etc...).
       Aux sorties sont connectés des moteurs envoyant des ordres de contraction aux muscles.
       Des couples (Ei,Si) d´apprentissage sont successivement présentés au réseau (Si est la réponse souhaitée correspondant à l´entrée Ei). Le réseau calcule une réponse Ci à partir de Ei, la différence Si-Ci est utilisée pour corriger les poids de façon à minimiser cette différence. Pratiquement les Ei sont des positions de déséquilibre et les Si sont les forces qu´il faut appliquer aux muscles pour rétablir l´équilibre. Avec un réseau d´une vingtaine de neurones, avec une couche cachée et une vingtaine de couples (Ei,Si) il a fallu environ 20000 essais avant que le réseau ne se stabilise. Pour des entrées Ei´ non apprises les réponses Ci´ données étaient correctes, dans la mesure où les couples d´apprentissage constituaient un échantillonnage suffisament représentatif de l´ensemble, infini, de toutes les situations possibles. Pour entraîner le réseau on peut lui présenter des entrées Ei aléatoires et vérifier que les sorties Ci obtenues rétablissent bien l´équilibre. Dans le cas contraire on cherche une réponse C´i correcte et on recommence l´apprentissage en ajoutant à l´ensemble des couples (Ei,Si) le couple (Ei,C´i). Un calcul automatique de cette sortie correcte C´i est souhaitable de façon à rendre le processus entièrement autonome.


         Entrées          Couches cachées          Sorties

       Dans l´exemple du rétablissement de l´équilibre on peut calculer quelles forces il faut appliquer à quelques muscles principaux pour déplacer la projection du centre de gravité du squelette vers le centre du polygone de sustensation.
       Pour des actions plus élaborées (comme la marche) une réponse unique (de type réflexe) n´est plus suffisante. Nous avons alors défini des sorties sous la forme de projets, en l´occurence des triplets de couples dynamiques (C0,C1,C2) interpolés par une spline, C0 étant la valeur du couple dans le projet courant à l´instant de l´impulsion, C1 et C2 définissant la suite du projet. Un tel projet est rendu "tangent" au projet courant en C0 (pour éviter des discontinuités du premier ordre). Ces forces sont envoyées aux muscles et, à chaque instant, les capteurs d´entrée renseignent sur le geste accompli par le corps, en cas de trop grande différence avec le mouvement prévu le projet est corrigé de façon à minimiser l´écart. La fin du projet courant ou un événement extérieur (contact d´un pied avec le sol ou une marche d´escalier ou encore interruption provenant d´un dispositif d´interaction) provoque une nouvelle activation du réseau qui analyse les capteurs et en déduit un nouveau projet.

3-4 Évolution

         Les algorithmes génétiques, initialement développés par John Holland [Holland 75], sont des algorithmes d´exploration basés sur la sélection naturelle et la génétique, et utilisant des processus pseudo-aléatoires. Outre leur simplicité, ils se caractérisent par une remarquable robutesse et montrent des comportements adaptatifs proches de ceux des êtres humains [Goldberg 91] [Dessalles 96].
       Reprenant les idées de Karl Sims [Sims 94], j´ai construit des populations d´individus dont le matériel génétique contenait la description du réseau neuronal (ayant servi à l´apprentissage) et la description de génération du corps (dont la construction des éléments, considérés comme acteurs, étaient paramétrés). Puis j´ai défini une fonction d´évaluation qu´il s´agissait d´optimiser (par exemple une distance parcourue pour la marche). Enfin j´ai fait évoluer cette population par croisements (mélange des matériels génétiques) et mutations (variations aléatoires) en favorisant les individus les mieux adaptés [Goldberg 91].
       Bien que lourde et longue (à chaque génération l´évaluation d´un individu consiste à exécuter une animation au cours de laquelle il montre une plus ou moins grande aptitude à la marche), cette méthode semble donner de bons résultats (à condition de partir d´une population initiale répondant déjà assez bien aux conditions de l´évaluation).

4 Exemples d´interactivités endogènes

4-1 L´interactivité interne

         En tant qu´artiste, je porte une attention toute particulière à l´image. Or le temps réel ne permet pas toujours, pour des raisons de faisabilité et de coûts, de produire des animations de qualité. Aussi, dans l´état actuel de la technique, ai-je choisi de concevoir des films préenregistrés. Bien qu´excluant toute possibilité d´interaction avec le spectateur, les processus de génération utilisent cependant l´interactivité interne des systèmes adaptatifs.
         Plus précisement, au lieu de bases de données amorphes, j´emploie des acteurs de synthèse comportant un double aspect: Un contenu objectal (jouant le rôle du corps) et un contenu comportemental (matérialisé par des programmes simulant une certaine forme d´intelligence). Plusieurs acteurs constituent les éléments d´un système rendu adaptatif par leurs capacités à se réorganiser et même à se redéfinir.
         Pratiquement, cela suppose l´existence d´un langage susceptible d´accepter ce genre de représentations (l´interpréteur pseudo compilé anyflo remplit parfaitement cette condition [Bret 88]).

4-2 Un exemple

         Je décrirai brièvement la genèse du film Suzane que j´ai réalisé en 1999 sur une musique de Leonard Cohen.
         Un corps féminin a d´abord été généré selon les méthodes exposées au paragraphe 3, fournissant un ensemble de procédures de générations dynamiques exécutées lors de l´animation. Un apprentissage préalable lui a permi d´acquérir un ensemble de figures que m´inspiraient la musique. La propriété de généralisation des réseaux neuronaux fournit alors un ensemble potentiellement illimité de figures non apprises, mais toutes pertinentes.
         Un environnement, défini par les mêmes méthodes, est constitué d´une géométrie visualisable: Un ciel (englobant la scène) et un sol (sur lequel repose le corps), tous deux parcourus de vagues.
         Le système est donc constitué de deux sous-systèmes: Le corps et ce que j´appelerai le décor, qui sont tous deux munis de propriétés physiques (masses, flexibilités, collisions, etc...) et soumis aux lois de la mécanique Newtonienne. Le corps est, de plus, un être artificiel possédant un comportement "intelligent" en ce sens que son système neuronal interpréte n´importe quelle situation comme des entrées et fournit, en sortie, la meilleure réponse adaptée compatible avec son apprentissage. D´autre part des systèmes secondaires sont attachés au corps: Par exemple des cheveux, plantés sur la tête, ou des voiles, noués à la taille ou sur la tête, subissent dynamiquement les mouvements du corps ainsi que des chocs sur la peau. Ou encore un système de particules, attaché au décor, permet d´en visualiser l´espace sans pour autant en cacher le contenu. Chacun de ces deux sous-systèmes est muni d´une interactivité interne: Par exemple la pesanteur s´applique au corps qui, articulé, tend à s´écrouler, entrainant dans sa chute le squelette, le système musculaire et la peau. Mais, en tant que modèle comportemental, il tend à s´opposer à cette chute en envoyant des ordres de contraction aux muscles susceptibles de rétablir l´équilibre, et ainsi un mouvement naît naturellement. Une interactivité au niveau du système tout entier existe également, le corps et le décor échangeant de l´information: Ainsi les mouvements des membres générent des champs de forces induisant des courants sur le système de particules attaché au décor, produisant ainsi un flux coloré dynamiquement en phase avec le personnage. Inversement, les mouvements du sol perturbent l´équilibre du corps qui réagit. Par ailleurs une interactivité externe existe, au niveau des sous-systèmes (chacun dépendant de l´autre), mais également au niveau global: La musique, événement externe, est interprétée comme un champ de forces variant dans le temps et l´espace et influençant le corps et le décor. De ces nombreuses interactions croisées et couplées émerge une esthétique que je n´aurai jamais pu atteindre par des méthodes traditionnelles.
         Par des méthodes analogues j´ai réalisé le film Cry Baby sur une musique de Janis Joplin en 2000, dont voici quelques images:

5 Une expérimentation d´interactivité exogène

5-1 Interactivité comportementale

         Un modèle comportemental qui produit un système intégrant le spectateur généralise la notion de participation définie par Popper [Popper 80]: Il ne s´agit plus de réactions programmées aux sollicitations d´un humain, mais de la réorganisation, ni prévisible ni stable, d´un système complexe, hybridation de machine et de nature, duquel émerge un comportement global concernant aussi bien sa composante artificielle que sa composante humaine.

5-2 Un exemple

         C´est le cas du dispositif le funambule virtuel, que j´ai réalisé avec Marie-Hélène Tramus en 2000, mettant en scène un funambule virtuel ainsi structuré:
         1) Un module dynamique produisant des mouvements crédibles d´un corps féminin en équilibre sur un fil et soumi à différentes forces:
                  Un champ de pesanteur.
                  Des forces réflexes de rééquilibrage.
                  Des forces externes produites par le module d´interaction.
                  Des forces internes volontaires produites par le module comportemental.
         2) Un module comportemental lui-même structuré sur deux niveaux:
                  Production de forces réflexes de maintient de l´équilibre.
                  Production de mouvements volontaires sur ordre du module connexionniste. Il s´agit en fait des sorties d´un réseau neuronal interprétées comme des projets (pratriquement des listes de couples appliqués aux articulations du corps) qui sont ensuite exécutés (c´est à dire passés au module dynamique), mais pouvant être interrompus à tout instant par un événement extérieur.
         3) Un module interactif interprétant les mouvements d´un capteur de positions et d´orientations (polhemus manipulé par le spectateur), comme des forces externes exercées sur le corps.
         4) Un module connexionniste implémenté sous la forme d´un réseau neuronal dont les entrées sont connectées à des capteurs angulaires et de pression donnant les positions relatives des membres et du pied en contact avec le fil, et dont les sorties sont connectées au module comportemental. Une ou plusieurs couches intermédiaires de neurones complexifient le réseau.
         La figure suivante montre l´interaction entre les différents modules du système:



         Les entrées du réseau neuronal sont connectées aux capteurs externes et internes (via le module d´interaction). Les sorties sont connectées au module comportemental qui envoie des ordres de mouvements sous la forme de projets (liste de couples dynamiques (voir 3-3) envoyés sur les articulations du squelette selon un tempo réglé par une horloge interne). À tout instant le module comportemental peut décider d´interrompre un mouvement pour en effectuer un autre grâce à un ensemble de comportements cablés de type réflexes (comme la réponse à une perte d´équilibre par exemple).
         L´apprentissage est réalisé en mode supervisé (voir 3-3):
         Dans un premier temps un ensemble de couples (Ei, Si) est défini interactivement sur un modèle simplifié du funambule: Ei décrit une position d´entrée (liste de valeurs angulaires des membres les uns par rapport aux autres, pied porteur, ...), Si décrit un projet (ensemble de valeurs de couples dynamiques), réponse à cette entrée. Les poids du réseau sont d´abord initialisés aléatoirement, puis l´apprentissage est exécuté automatiquement par l´algorithme de la rétropropagation de l´erreur [Abdi 94], les poids du réseau étant corrigés itérativement de façon à minimiser les écarts entre les sorties souhaitées Si et les sorties calculées Ci. Lorsque les écarts tombent en dessous d´un seuil de tolérance, l´apprentissage est stoppé et la matrice des poids est stockée sur le disque.
         Dans un deuxième temps, cette matrice est chargée en mémoire et l´interaction est lancée.
        


Contrôle du funambule par des réseaux neuronaux

         En fait, plusieurs réseaux spécialisés (mouvements des jambes, des bras, du torse ...) sont employés, afin d´optimiser leurs performences, et un réseau coordinateur (jouant le rôle du cervelet) est chargé de leurs interactions.
         Nous prévoyons un apprentissage dynamique, c´est à dire la possibilité, pour le funambule, de s´adapter en temps réel aux gestes du spectateur. Nous comptons appliquer ce principe à des danseurs virtuels: Mis en présence de danseurs réels, nous pensons que des interactions croisées entre humains et êtres artificiels pourrait émerger une nouvelle forme de chorégraphie.
         La figure suivante montre une vue de l´installation:


Le spectateur face au funambule virtuel

6 Conclusion

         J´espère avoir montré que de nouvelles pistes de recherche et d´expérimentation s´offrent à tous les créateurs curieux des grands courants de la pensée contemporaine, ne craignant pas la modernité et ouverts aux nouvelles technologies.

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