ART, ENTREPRISE et TECHNOLOGIE

 

 

Mots clés

 

1 Résumé

 

Il n’y a pas de pratique artistique sans une certaine technique, il n’y a pas non plus de technologie sans culture, l’histoire de l’outil est là pour nous le rappeler [1]. Mais au-delà d’une simple coexistence de fait, la similitude des modes de pensées et d’action à l’œuvre aussi bien dans la création artistique, que dans la démarche scientifique ou que dans le fonctionnement d’une entreprise, suggère des relations beaucoup plus profondes, que cet article propose d’expliquer par un phénomène de co-évolution.

 

2 Introduction

 

Toute pratique artistique dépend d’une technique, d’un savoir. Inversement l’art peut influencer la science : au quattrocento italien la perspective, inventée par des artistes (comme l’architecte Brunelleschi), devait avoir de profonds retentissements dans les sciences mathématiques (géométrie projective de Desargues au XVIIème siècle). L’art n’est pas non plus étranger à l’économie : les grands peintres dépendaient de mécènes ; aujourd’hui le cinéma, reconnu comme 7ème art, est aussi une industrie. L’industrie des jeux vidéos est également potentiellement porteuse d’une dimension artistique. Art et recherche peuvent être également intimement liés : les arts numériques ne sauraient se concevoir sans l’informatique. Enfin art, science et philosophie développent des systèmes de pensée parallèles : les sciences cognitives et les neurosciences, la cybernétique, la vie artificielle et le connexionnisme, entretiennent des rapports étroits avec les arts interactifs et évolutionnistes.

L’art va à la rencontre des autres systèmes symboliques ou sociaux, inversement ceux-ci investissent le monde de l’art. C’est le cas du numérique qui a profondément modifié les pratiques artistique (en imposant une double compétence, artistique et technique, à ceux qui veulent utiliser les nouvelles technologies, ce qui était admis par les musiciens, mais qui a toujours été plus problématique pour les plasticiens), et qui a encore remis en cause des notions aussi fondamentales que celle de représentation (repensée à partir du schéma perception-action), de création (en intégrant la créativité artificielle), et qui est en train de bouleverser le marché de l’art en reposant la question de l’œuvre (avec l’identité des copies et de l’original, l’unicité de l’œuvre disparaît) et de l’auteur (qui est-il, celui qui a trouvé l’idée, l’artiste qui signe, les techniciens qui ont réalisés l’œuvre, les programmeurs qui ont écrits les programmes, les constructeurs des machines utilisées ?), sans compter que des phénomènes comme les téléchargements gratuits sur internet, ou les systèmes « open sources » remettent en cause le fait même, pour une œuvre, d’avoir une valeur marchande.

 

 

 

La science relève d’une pensée rationnelle, la technologie fait référence au faire, l’entreprise se développe selon des modèles économiques, l’art évolue dans un monde émotionnel, quel relation peut-il exister entre ces différentes façons d’être au monde ? Plutôt que d’opposer (ce qui serait une attitude figée) ou de réunir (ce qui relèverait d’un éclectisme inopérant), je préférerais dépasser :

D’abord le dualisme rationalité-émotion est dépassé : selon Antonio Damasio [2], les émotions font partie de la cognition et s’articulent avec la rationalité.

Cet autre dualisme opposant la pensée au faire est aussi dépassé : pour Alain Berthoz [3] les neurosciences nous apprennent que la nécessité de coordonner des actions est à l’origine des fonctions cognitives les plus évoluées du cerveau humain. Un autre dualisme, cartésien celui-là, opposant esprit et corps, a également été remis en cause par Damasio [4].

 

Les sociétés humaines se développent dans un champ de l’économie structuré, comme tout système complexe, par des impératifs d’adaptation.

Enfin l’art, simultanément cause et effet de la technologie, ayant toujours eu un rôle  perturbateur et innovant, s’inscrit comme facteur d’évolution dans les cultures.

Ces différents domaines peuvent s’appréhender selon des modèles évolutionnistes communs, leurs développements ne pouvant qu’être parallèles et solidaires.

 

 

La méthode réductionniste classique est basée sur une analyse descendante par décomposition en éléments plus simples suivie d’une synthèse pour retrouver les propriétés d´ensemble à partir des interactions entre les constituants. Or il existe des systèmes, dits complexes, présentant des propriétés émergentes, c’est à dire que ne possèdent pas ses constituants (le tout est plus que la somme des parties [5]).

 

Le connexionnisme, considérant un très grand nombre d’éléments massivement interconnectés, déduit de leur interaction dynamique l’émergence de comportements complexes. C’est le cas des neurones dans un système nerveux, dont les neurosciences et l’informatique ont donnés des modèles comme les réseaux neuronaux [6, 7, 8]..

 

 

Considérée comme organisme, une œuvre ne peut être envisagée sans une interaction avec son environnement elle devient donc interactive, vivante et possiblement intelligente, ce qui modifie profondément sa perception par le spectateur qui devient spect-acteur, donc actif et même co-créateur [9].

La création, qu’elle soit artistique, scientifique, technologique ou industrielle ne peut être l’œuvre que d’acteurs autonomes en recherche constante de nouveaux équilibres. Le paradigme de la Vie Artificielle [10] nous permet de trouver un fil conducteur commun à toute forme de création : inventer, pour s’adapter, pour survivre.

 

Je propose le terme de co-évolution pour caractériser cet enrichissement mutuel de plusieurs domaines distants dont les adaptations parallèles, rendues nécessaires par leur coexistence, sont orientées aussi bien par la dynamique que par les contraintes imposées par les autres.

 

 

Cofondateur (avec Hervé Huitric, Monique Nahas, Edmond Couchot et Marie-Hélène Tramus) de la filière ATI (Art et Technologies de l’Image) à l’Université Paris8, j’ai toujours associé enseignement, recherche et création, ces trois activités se nourrissant mutuellement.

Sur le plan des motivations, celles du créateur relèvent de l’émotion, celles du chercheur nécessitent une certaine rationalité, quant à la pédagogie elle se développe naturellement dans ces deux directions.

Sur le plan du « faire » la création artistique conduit à  explorer de nombreuses voies non nécessairement compatibles, l’enseignement demande une adaptation permanente à des publics variés, la recherche enfin exige un esprit non dogmatique, ouvert à toutes les nouvelles pensées, mais toujours critique.

Dans tous les cas la démarche est évolutive et adaptative, comme la vie. C’est la raison pour laquelle nous puisons nos modèles dans la biologie plutôt qu’exclusivement dans les sciences dures (mathématique, physique, …) sans cependant en abandonner les méthodes qui contiennent en germe leur propre dépassement.

 

La connaissance constitue un avantage pour la survie de l’espèce humaine, et c’est à ce titre qu’elle a été retenue par l’évolution. Confisquée par une élite elle devient un pouvoir exercé par une minorité au détriment du plus grand nombre, la démocratie et son corollaire l’éducation, ont pour fonction de rectifier cette dérive. A cet égard internet, et plus particulièrement le phénomène wiki, est très instructif : le site wikipedia, par exemple, propose une encyclopédie en ligne modifiable par tout internaute, et le plus extraordinaire est que cela fonctionne sans dérive anarchique. Bien entendu un certain contrôle est nécessaire pour éviter les vandalismes, virus et autres malveillances, mais ce contrôle ne relève finalement que de l’homéostasie indispensable à la survie de tout organisme un tant soit peu évolué.

 

La « recherche et développement » en entreprise est généralement assurée soit par des ingénieurs, soit pas des doctorants de l’université en contrat « CIFRE » (Convention Industrielle de Formation par la Recherche),  tous issus de l’enseignement supérieur . Elle est souvent, du moins en France, très en retard sur les travaux menés dans les laboratoires universitaires. C’est ainsi par exemple que j’avais approché des concepteurs de jeux vidéos avant 2000 pour les sensibiliser aux techniques de la vie artificielle, or on ne commence à en voir de timides applications qu’aujourd’hui, soit dix ans plus tard.

Inversement les outils informatiques développés par l’industrie peuvent orienter la recherche aussi bien scientifique qu’artistique, c’est le cas par exemple de toutes les installations interactives de réalités virtuelles qui utilisent les logiciels et les matériels les plus récents.

 

 

Dans les années 95, j’avais introduit une approche connexionniste et évolutionniste de l’art interactif dans mon enseignement en ATI, écrit des logiciels [11] et produit plusieurs installations artistiques interactives utilisant des réseaux neuronaux dotant des créatures artificielles d’une autonomie proche de celle du vivant.

Cette démarche revient à considérer une œuvre interactive comme un organisme artificiel auquel on applique les principes de la vie artificielle. Il s’agit donc de construire des acteurs de synthèses munis de suffisamment d’autonomie pour apprendre à se comporter dans un environnement inconnu. Des apprentissages de type supervisé ont été implémentés sur des réseaux multi couches entraînés par l’algorithme de la « rétropropagation de l’erreur » [12], ils donnent de très bons résultats mais ne sont pas satisfaisants dans le sens où un professeur dirige l’apprentissage. Des apprentissages de type non supervisé (par exemple compétitif) introduisent à une autonomie, dite forte, qui est une véritable forme d’intelligence artificielle. De tels systèmes pourraient être utilisés par des chorégraphes à condition, toutefois, que ceux-ci acceptent d’abandonner une partie du contrôle qu’ils exercent sur leurs danseurs, fussent-ils de synthèse, ce qui est encore loin d’être le cas aujourd’hui…

Avec Marie-Hélène Tramus et le professeur Alain Berthoz du Collège de France [13] nous avons pu utiliser des lois biologiques (comme la loi de la puissance 1/3, ou celle du plan de phase) pour animer des êtres artificiels autonomes, et aussi participer à la vérification expérimentale de ces lois. Grâce au dispositif « la funambule » les professeurs Alain Berthoz et Gérard Jorland (de l’EHESS) ainsi que leur doctorante Bérangère Thirioux ont aussi pu vérifier leur hypothèse selon laquelle la sympathie serait sous-tendue par des mécanismes cérébraux qui nous permettent d’interagir avec les autres mais sans changer de point de vue (symétrie par réflexion) alors que l’empathie supposerait un changement de perspective (symétrie par rotation) [14].

Cet exemple montre, je pense, qu’une collaboration fructueuse peut être entretenue entre scientifiques et artistiques sans aucune allégeance des uns aux autres.

           

 

 

Les modèles évolutionnistes, utilisés aussi bien en économie, en physique, en mathématiques, en sciences humaines ou en art, semblent un puissant moyen pour repenser la classification des connaissances non plus sur le mode exclusif, mais sur un mode coopératif. Au-delà d’une pluridisciplinarité rendue nécessaire par l’universalité du support numérique, l´interdisciplinarité conduit à un dépassement des disciplines et aboutit à la transdisciplinarité. C’est à ce titre que l’on peut parler de co-évolution.

 

 

 

 [1] Leroi-Gourhan A. : Le geste et la parole, Collection sciences d’aujourd’hui, Paris 1989.

[2] Damasio Antonio, Le sentiment même de soi, corps, émotions, conscience, Ed Odile Jacob, 1999.

Damasio Antonio, L’erreur de Descartes, Ed Odile Jacob, 2000.

[5] Morin Edgar, Pour une réforme de la pensée, Entretiens Nathan des 25 et 26 novembre 1995 ; aux Editions Nathan 1996.

L’homme neuronal, Fayard 1983.

Les réseaux du sens, Champ Vallon 2000.

, Neural and Adaptative Systems, John Wiley & Sons, inc., --2000.

[9] Tramus Marie-Hélène, Les artistes et la réalité virtuelle : des parcours croisés, à paraître dans la revue de l’association pour la recherche cognitive Intellectica, 2007.

La Vie Artificielle, Hermès, 1994.

 

 

Corps vivants virtuels, VirtualWord 2000.

Les réseaux neuronaux, Presses Universitaires de Grenoble, 1994.

Interacting with an Intelligent Dancing Figure, Leonardo vol 38, n° 1, pp 47-54, 2005.

[14] Thirioux Bérangère, L’empathie, Conférence donnée à la Cité des Sciences le 25 mars 2006.

[15] Popper Karl, Conjectures et réfutations: la croissance du savoir scientifique (Conjectures and Refutations). Traduit de l´anglais par M.-I. et M. B. de Launay. Paris, Payot, 1985.