Emotions artificielles

Michel Bret, professeur émérite, ATI, Université Paris 8, juillet 2006

Emotion artificielle, ITAU Cultural, Saopaulo, Brésil, juillet 2006

 

Mots clés : Art, conscience, émotion, interactivité, sentiment, vie artificielle

 

Résumé

 

Les êtres vivants sont le siège d’émotion, véritables régulateurs homéostatiques de l’interaction avec leur environnement. Les sentiments, ou connaissance intérieure qu’ils ont de leurs émotions, peuvent avoir un impact sur leur comportement selon leur niveau de conscience.

Des organismes naturels ou artificiels très élémentaires (comme les insectes ou certains robots) peuvent avoir des émotions mais probablement pas de sentiments. Des organismes plus évolués (comme les humains ou, dans un avenir proche, certains systèmes artificiels) peuvent ressentir un état de sentiment et en avoir une représentation consciente. Damasio  montre, avec son hypothèse du marqueur somatique, que l’émotion fait partie intégrante des procédures de raisonnement et de prise de décision , au même titre que l’intelligence et la conscience, elle vise à la survie de l’organisme et s’enracine dans la représentation du corps.

J’étudierai un système interactif d’émotions artificielles construit autour de la simulation d’un système nerveux central (sous la forme de réseaux neuronaux)

            Pour être le siège d’émotions, des systèmes artificiels devront intégrer au moins la notion de proto soi, pour éprouver des sentiments ils devront en avoir une représentation, l’intelligence supposerait, quant à elle, une conscience étendue.

 

Introduction

 

Les émotions sont la manifestation visible de réactions innées d’un organisme en interaction avec son environnement, elles ont été retenues par l’évolution car elles contribuent, en tant que contrôle homéostatique,  à la survie de l’organisme. Les sentiments, représentations  intérieures des émotions, sont inconscients et hors langage. C’est avec la représentation de l’interaction et des modifications subies par l’organisme qu’émerge un sentiment de connaître, début d’une conscience.

L’étude des émotions artificielles suppose d’abord la notion d’interaction (entre un être artificielle et un environnement réel ou simulé), et ensuite la possibilité de la représenter de façon interne. J’ai choisi les réseaux neuronaux, d’abord pour leur puissance de traitement de flux d’informations floues et non verbales, ensuite pour leur structure de circuits massivement connectés réentrants et, enfin, pour leur qualité de mémoire associative. Je mettrai en scène des danseurs de synthèse manifestant, par leur attitude corporelle et leurs expressions, des émotions artificielles suscitées  par la musique et/ou une interactivité gestuelle.

 

1 Emotions, sentiments et conscience

 

Le terme émotion, du latin « motio », signifie  mouvement et trouble. Les émotions sont des régulateurs tendant à maintenir en vie l’organisme qui les manifeste, ce sont des réponses innées, apparaissant  sans délibération consciente, formant une configuration neuronale (cartographies du premier ordre) et utilisant le corps comme théâtre. Elles font partie des dispositifs biorégulateurs de survie (régulations homéostasiques construites sur l’opposition avantage-désavantage personnel, récompense-punition). Leur fonction biologique est une réaction spécifique (courir ou se figer devant le danger) et aussi une préparation à cette réaction (augmenter le flux sanguin dans les muscles pour la fuite). Les réponses constituant des émotions peuvent être par exemple l’activation des muscles du visage modifiant l’expression, la peau qui pâlit ou qui rougit,  des postures corporelles signifiant la joie, la colère, la peur, la surprise, …

On distingue les émotions primaires (bonheur, tristesse, peur, colère, surprise et dégoût), les émotions secondaires ou sociales (embarras, jalousie, culpabilité, orgueil) et les émotions d’arrière-plan (bien-être, malaise, calme, tension).

Les organismes équipés pour sentir les émotions ont des sentiments. Alors que les émotions sont des manifestations publiques, dirigées vers l’extérieur, les sentiments ne sont éprouvés que par l’être qui en est le siège, ils sont privés et dirigés vers l’intérieur. Un état de sentiment, représenté de façon non consciente (cartographies du second ordre), est l’expérience mentale et privée d’une émotion.

Les organismes équipés d’une conscience sont capables de savoir qu’ils ont des sentiments et peuvent répondre de façon adaptée en modifiant leur comportement. La conscience, comme l’émotion, vise à la survie de l’organisme et s’enracine dans la représentation du corps. La conscience peut se voir comme le fonctionnement du triplet organisme-environnement-interaction, c’est la connaissance construite d’une part sur la relation de l’organisme à son environnement et, d’autre part, sur les changements provoqués dans l’organisme, sous forme de configurations neuronales.

Damasio a montré, avec son hypothèse du marqueur somatique [1], que des individus, entièrement rationnels jusqu’à ce que survienne une lésion neurologique dans des régions cérébrales contrôlant l’émotion, perdent alors, non seulement l’émotion, mais encore leur capacité à prendre des décisions rationnelles. Ainsi l’émotion fait partie intégrante des procédures de raisonnement et de prise de décision. Le raisonnement est affecté, de façon non consciente ou consciente, par des signaux provenant des réseaux neuronaux régissant l’émotion. L’émotion aide le raisonnement et son contrôle sélectif, autant que son excès, perturbe la rationalité.

Nous retiendrons plusieurs niveaux d’évolution d’un organisme :

Le proto soi, basique, des émotions donnant lieu à des représentations neuronales du premier ordre sous forme de cartographies de la perception non consciente qu’il a de lui-même et de son environnement.

La conscience noyau , donnant lieu à des cartographies du second ordre, véritables re-représentations des modifications subies par le proto soi lors de l’interaction de l’organisme avec son environnement. Elle ne nécessite qu’une mémoire a cours terme de faible capacité et ne suppose ni le langage ni des processus d’apprentissage.

 

 

Les apprentissages inscrivent leur histoire dans une mémoire autobiographique. L’évocation de souvenirs réveille des images mentales (configurations neuronales) pouvant être perçus, au même titre que des objets réels, et donner lieu à des émotions, générant des sentiments, eux-même pouvant modifier la mémoire autobiographique.

La conscience étendue traite les souvenirs comme des objets, elle suppose l’apprentissage stocké dans la mémoire autobiographique et le rappel simultané de nombreuses images mentales. Elle est la condition de l’intelligence qui manipule abstraitement des connaissances afin de pouvoir élaborer de nouvelles réponses, grâce, en particulier, au langage.

La synthèse d’émotions artificielles ne suppose finalement que l’existence d’un proto soi artificiel, ce que les réseaux neuronaux permettent assez facilement de construire. Par contre, si on veut lier l’émotion à des comportements intelligents, il faudra définir différents niveaux de conscience, depuis la conscience noyau permettant les sentiments jusqu’à la conscience étendu, condition de l’intelligence, et il s’agit là d’une tâche autrement difficile.

 

2 Organisme artificiel en interaction avec son environnement

 

Considérons un organisme artificiel situé dans un environnement (figure 1), il est constitué d’un noyau (son intérieur) et d’une membrane (frontière avec l’extérieur) comportant des capteurs et des actuateurs lui permettant d’interagir avec les objets de l’environnement (figure 2).

 

      

 

Fig 1 : Organisme dans son environnement                              Fig 2 : Interaction

 

Supposons que les objets de l’environnement soient repoussés lorsque l’organisme rougit. L’évolution retiendra le comportement consistant à rougir lorsque des objets rentrent en contact avec la membrane, ce qui a pour effet de les éloigner. Ce rougissement peut être considéré comme une émotion, manifestation visible d’un contrôle homéostatique.

Supposons que cet organisme soit muni d’un système nerveux central, sous la forme de réseaux neuronaux. La figure 3 représente un petit réseau compétitif non supervisé de Kohonen avec 3 entrées (correspondant aux contacts de 3 objets), une mappe de 9 neurones et la matrice des poids synaptiques. Les organes perceptifs de l’organisme (situés sur la membrane) se projettent sur une couche d’entrée d’un réseau, l’information progresse de couches en couches, avec de nombreuses boucles réentrantes, les couches de sorties sont connectées aux actuateurs. L’historique des interactions de l’organisme avec son environnement (en l’occurrence les contacts avec des objets et ses mouvements propres) se trouve mémorisée sous la forme de configurations neuronales que l’on peut modéliser comme l’évolution de matrices stockant les poids synaptiques des couples de neurones. Ces cartographies du premier ordre constituent des images mentales de l’état de l’organisme et des objets, ce sont des représentations des émotions (figure 4) ou proto-soi non conscient.

 

 

Fig 3 : Réseau neuronal et cartographie du 1er ordre

 

 

Fig 4 : Proto-soi

 

Supposons de plus qu’un compte rendu non verbal permette de stocker dans des configurations neuronales du 2ème ordre les relations entre l’organisme et les objets, alors on a une re-représentation du proto-soi, ce qui constitue le sentiment de connaître l’émotion, ou conscience-noyau (figure 5), soi central conscient, représentation dans une carte du second ordre du proto soi en train d’être modifié.

Le compte rendu organisé des principaux  aspects biographiques  est la mémoire autobiographique constituée lors d’apprentissages (expériences du soi central), le soi autobiographique manipule des concepts sous la forme de souvenirs implicites pouvant être rendus explicites par l’activation d’images mentales (figure 6).

 

 

Fig 5 : Cartographies du second ordre

 

 

Fig 6 : Mémoire autobiographique

 

3 La seconde interactivité

 

Avec Edmond Couchot et Marie-Hélène Tramus nous distinguons plusieurs types d’interactivité [2] :

La « première interactivité », ou interactivité de commande, qui est celle de la simple boucle rétroactive de la cybernétique à la base de la plupart des systèmes interactifs se limitant au contrôle homéostatique, ce qui correspond au proto soi.

Puis la « seconde interactivité » (par analogie avec la seconde cybernétique), ou « interactivité intelligente », qui apparaît dès lors que le système qui la produit est capable de se modifier lui-même au cours d’un apprentissage par lequel il interagit avec son environnement afin de s’y adapter, ce qui correspond à la conscience noyau.

On pourrait même parler d’une « troisième interactivité » qui intégrerait la notion de mémoire autobiographique dont l’activation pourrait faire surgir des souvenirs pouvant jouer le rôle d’objets. L’être artificiel serait ainsi amené à penser et à rêver. La porte est ouverte pour une étude du fonctionnement, et des disfonctionnement possibles, de la pensée artificielle.

 

4 Expérimentations

 

A la suite de Karl Sims [3], Van de Panne et Fiume [4], j’ai construit des systèmes interactifs [5] [6] évolutifs capables d’éprouver des émotions et de manifester des comportements intelligents proches du vivant.

Il s’agit d’organismes artificiels comportant :

Un corps, sous la forme de modèles dynamiques inspirés de la biomécanique des êtres vivants, plongé dans un environnement à la fois artificiel (simulation de contraintes) et réel (interactivité) (figures 7 à 10).

 

       

 

Fig 7 : Squelette                                  Fig 8 : Muscles

 

       

 

Fig 9 : Peau                             Fig 10 : Activation des muscles

 

Un « cerveau », sous la forme de réseaux neuronaux [7] dont les entrées sont connectées aux sorties des capteurs virtuels (centrale inertielle située dans la tête, sensations kinesthésiques, détecteurs de contact) le renseignant sur l’état physique du corps, ainsi qu’aux sorties de capteurs réels (micros, webcam, capteurs de mouvement et de pression, …) le renseignant sur l’état de l’environnement interactif.

De procédures d’apprentissage lui permettant, au cours de l’interaction, de se construire une mémoire autobiographique de comportements. Les figures 11 et 12 montrent l’acquisition de couples d’apprentissage (l’entrée est l’image d’une main réelle, la sortie qui lui est associée est une certaine position du corps). Sur la figure 13 on peut voir la progression de l’algorithme d’apprentissage (rétropropagation de l’erreur), après 245 essais l’erreur est tombée à .00828. Enfin la figure 14 montre le réseau en train de délivrer une position proche de la sortie de l’apprentissages 7 pour une image de la main proche de l’entrée de cet apprentissage. Pour d’autres configurations de la main, le réseau propose des positions du corps cohérentes bien que non apprises (propriété de généralisation).

 

    

 

Fig 11 et 12 : Acquisition de couples d’apprentissage

 

    

 

Fig 13 : Processus d’apprentissage      Fig 14 : Réseau neuronal en action

 

Le système fonctionne de façon autonome, en l’absence de sollicitations extérieures, par l’évocation de souvenirs (lorsqu’ils sont connectés aux entrées des réseaux), et de façon interactive lorsqu’il est mis en présence d’environnements variables. Ses prises de décision, c’est à dire ses comportements intelligents, évoluent au grès des expériences qu’il mène avec des partenaires vivants ou artificiels. De tels systèmes peuvent trouver des applications dans le domaine de la chorégraphie, du théâtre, du cirque et dans tous les arts accordant une certaine importance au corps. Le spectacle émerge de la confrontation d’acteurs vivants avec des acteurs artificiels, il ne sera donc pas écrit mais résultera des interaction multiples ayant lieu au cœur de ce système dynamique non linéaire.

 

Conclusion

 

J’espère avoir montré que la synthèse d’émotions artificielles ne saurait se limiter à la simple simulation d’émotions naturelles et qu’elle nécessite la construction d’organismes artificiels capables de représenter, de façon non verbale (donc par d’autres moyens que la programmation classique), la perception qu’ils ont de leur environnement et de l’action qu’ils exercent en retour sur lui. Les comportements rationnels et intelligents, les prises de décisions, qui dépendent des émotions, devront nécessairement s’appuyer sur cette base émotionnelle.

 

Bibliographie

 

[1] Antonio R.Damasio, Le sentiment même de soi, corps, émotions, conscience, Ed Odile Jacob, 1999

 

[2] Edmond Couchot, Marie-Hélène Tramus, Michel Bret A segunda interatividade. Em direção a novas praticas artisticas 2003 : In Arte vida no século XXI p.27, 38, Diana Domingues,Editora UNESP Saõ Paulo, Brasil.

[3] Karl Sims, Evolving Virtual Creatures, in Computer Graphics, 15-22, 1994.

 

[4] Michiel Van de Panne, Eugène Fiume, Sensor-Actuator Networks, in Computer Graphics, 335-342, 1993.

[5] Michel Bret, Virtual Living Beings, in Lecture Notes in Artificial Intelligence, Virtula Worlds 119-134, Ed. Jean-Claude Heudin, Springer 2000.

 

[6] Michel Bret, Marie-Hélène Tramus, Alain Berthoz Interacting with an Intelligent Dancing Figure : Artistic Experiments at the Crossroads betweenAart and Cognitive Science, in Leonardo, Vol 38, N° 1, pp. 46-53, 2005.

[7] Hervé Abdi: Les réseaux de neurones, Presses Universitaires de Grenoble 1994.