Michel Bret, professeur émérite des Université, ATI, Université Paris 8 (juin 2006)
Journée Art / technologies de l’information et de la communication Université Le Mirail Toulouse, 15 décembre 2006
Art, intelligence, interactivité, inter médias, systèmes dynamiques non linéaires (SDNL), vie artificielle.
Ma
participation au spectacle « Out Focus » de MaFlohé Passedouet
s’inscrit dans une démarche expérimentale qui tente de rapprocher le monde du
spectacle vivant des recherches plastiques dans le domaine de la « Vie
Artificielle » que je mène depuis de nombreuses années. Il se trouve que
des paradigmes essentiels de cette recherche, comme l’autonomie,
l’improvisation ou l’interactivité, rentrent en résonance avec les pratiques de
la danse, du théâtre, du cirque et, plus généralement, avec tous les arts dans
lesquels le corps joue un rôle important
Si les média sont l’ensemble des techniques et des supports de diffusion massive de l’information et de la culture (à la suite de la « civilisation de l’image » de McLuhan dans les années 60-70), le numérique apporte une révolution au moins aussi importante que celle de l’invention de l’imprimerie par Gutenberg (dans les années 1450), en particulier à travers la notion de réseau mondial ou Web (dans les années 1980). Les nouvelles technologies de l´information et de la communication contribuent à décloisonner les pratiques artistiques en offrant un moyen de codage universel. Le mouvement Fluxus (impulsé dans les années 60, à la suite du dadaïsme, par John Cage et Dick Higgins) avait sapé les catégories de l’art en remettant en cause, par exemple, la notion même d’œuvre, et, surtout, en construisant un lien définitif entre l´art et la vie. On ne peut qu’être frappé par la convergence de ces idées et de la tendance actuelle utilisant la Vie Artificielle dans les spectacles vivants.
C’est en ce sens que j’interviendrai en expliquant ce que peut être une interactivité « intelligente » , en quoi l’autonomie peut remettre en cause la notion d’œuvre et même d’auteur, comment l’improvisation qui en résulte peut être vécue comme une avancée, et non comme une frustration, par des créateurs ainsi obligés de quitter leur confort égocentrique et de découvrir qu’ils appartiennent à une communauté beaucoup plus vaste que celui du monde traditionnel de l’art, incluant les machines et leurs nouvelles capacités.
Au-delà de la notion de support
et de média, j’insisterai sur celle de processus, et donc d’évolution, en évoquant
les systèmes dynamiques non linéaires (SDNL) loin de l’équilibre.
L’interactivité, au cœur de tous les processus évolutionnistes, quitte la seule
référence au langage pour donner toute son importance au corps et au geste.
Introduction
Lorsque,
avec Edmond Couchot, Marie-Hélène Tramus, Hervé Huitric et Monique Nahas, nous
avons fondé la filière ATI (« Art et Technologies de l’Image), dans les
années 80, nous étions guidé par l’idée de « double compétence »
(artistique et technique) qui constituait un premier niveau de décloisonnement,
refusant ainsi le dualisme art-technique (qui est à rapprocher d’autres
dualismes comme art-science, corps-esprit, nature-culture, tous aujourd’hui
dépassés). Nous avions par ailleurs retenu du mouvement Fluxus ce côté
délirant, hérité du dadaïsme, qui nous a permis de tenter, sans à priori,
toutes sortes d’expériences dont certaines, très sérieuses, nous ont fait
connaître les neurosciences. C’est justement à cette occasion que nous avons
pris conscience du lien très étroit entre interactivité et intelligence et que
nous nous sommes inscrits dans le
mouvement connexionniste des sciences cognitives pour développer toute une
réflexion sur la « seconde interactivité ».
J’ai
construit des systèmes complexes
interactifs mettant en œuvre des techniques de la Vie Artificielle (telles que
les réseaux neuronaux ou les algorithmes génétiques) qui montrent certaines
capacités d’autonomie les apparentant aux organismes vivants. Se posent alors
certaines questions : quelle relation entre l’humain (concepteur,
créateur, artiste, spectateur, acteur, …) et ces systèmes imprévisibles et autonomes, de quelle
esthétique s’agit-il, que devient le statut de l’artiste dans ce
processus ?
1
L’interactivité « intelligente »
Avec Edmond Couchot et Marie-Hélène Tramus nous
distinguons plusieurs types d’interactivité [1] :
La « première interactivité », ou interactivité de commande, qui est celle de la simple boucle rétroactive de la cybernétique à la base de la plupart des systèmes interactifs permettant un contrôle homéostatique.
Puis
la « seconde interactivité » (par analogie avec la seconde
cybernétique), ou « interactivité intelligente », qui apparaît dès
lors que le système qui la produit est capable de se modifier lui-même au cours
d’un apprentissage par lequel il interagit avec son environnement afin de s’y
adapter. Il s’agit bien là d’un comportement auto organisé que l’on pourrait
qualifier d’ « intelligent » et qui traduit le concept
d’autopoiése introduit par Francisco Varela [2].
2
Sur les systèmes complexes
Pour Laplace (1749-1827) l’état actuel de l’univers est
l’effet de son état antérieur et la cause de celui qui va suivre. Une
intelligence qui pourrait connaître tous les paramètres gouvernant l’univers
pourrait aussi bien remonter le temps vers le passé qu’anticiper vers le futur,
ce qui signifie que le temps est réversible et la physique déterministe. Mais
Laplace reconnaît lui-même que cette vision théorique est impossible à mettre
en œuvre et seule une interprétation probabiliste est humainement accessible.
De plus aucune modélisation n’est parfaite et il est nécessaire de simplifier
les équations pour les résoudre. Enfin les conditions initiales sont toujours
incertaines, si bien que l’évolution d’un système dynamique peut notablement
diverger par rapport à la prévision qu’on en fait. La réalité est complexe et
donc aussi sa modélisation.
Les travaux de L. Boltzmann (1844-1906) ont montré
l’importance de la notion d´évolution, nécessairement associée à une flèche du
temps, relatifs au concept d´entropie. Aussi, à côté des systèmes simples
(définis par un petit nombre de degrés de liberté), faut-il considérer des
systèmes complexes (ayant un grand nombre de degrés de liberté) dans lesquels
apparaît la notion d’irréversibilité. La prévisibilité des systèmes simples
s’enrichit de la notion d’émergence propre aux systèmes complexes (le tout est
plus que la somme de ses parties). Lorsque le nombre de cellules
interconnectées est suffisamment grand pour défier toute tentative de modélisation,
l’analyse traditionnelle laisse la place à une vision connexionniste inspirée
de la biologie.
Par
exemple les automates cellulaires sont des systèmes dynamiques discrets
constitués d’un maillage de cellules interagissant avec leurs voisines selon
des lois de transition locale. D’abord étudiés par Ulam et von Neumann dans les
années 50, ils ont eu leur période de gloire avec l’apparition des ordinateurs
programmables dans les années 70 . Ainsi le « jeu de la vie » de
Conway permet de réaliser une infinité de configurations imprévisibles, bien
que déterministes et reproductibles. Sur les figures 1 à 3 on peut voir trois
états successifs d’une population de cellules initialisée aléatoirement.
Figure 1,2,3 : Trois états successifs du jeu de la
vie
D’autres
exemples, comme les réseaux neuronaux simulant le système nerveux central,
permettent de résoudre des problèmes dont aucune solution analytique n’est
connue, des problèmes mal posés ou même sans solution (la meilleure solution
approchée est recherchée). Les algorithmes génétiques, en simulant l’évolution
darwinienne, permettent de construire des populations de solutions sans qu’il
ne soit nécessaire d’émettre des hypothèses réductrices. Les systèmes dynamique
non linéaires (instables, chaotiques ou non intégrables) nous éloignent d’un
idéal de certitude et d’intemporalité, relativisant la notion même de
déterminisme.
3 Réseaux neuronaux
En 1995, à la suite de Karl Sims [3], de Van de Panne et Fiume [4], je m’intéressais au connexionnisme et à ses applications artistiques, en particulier dans le domaine de l’interactivité [5].
La vie a résolu le problème de l’adaptation des organismes à leur environnement en inventant les systèmes nerveux centraux, constitués de neurones massivement interconnectés au moyen de liaisons modifiables par l’expérience [6].
L’informatique permet de simuler de tels systèmes au moyen des « réseaux neuronaux » [7]. Avec les réseaux multi couches à apprentissage supervisé nous construisons des organismes artificiels constitués :
1) D’un système perceptif (dont les organes sont des capteurs qui se projettent sur les neurones de la couche d’entrée du réseau neuronal).
2) D’un système d’activateurs sous la forme de muscles commandés par les neurones moteurs connectés à la couche de sortie du réseau.
3) D’une ou plusieurs couches cachées figurant le « cortex » du cerveau artificiel.
4) Enfin d’un protocole d’apprentissage permettant d’entraîner le réseau lors d’expérimentations au cours des quelles les poids des connexions sont modifiés (par l’algorithme dit de la « rétro propagation de l’erreur ») afin de satisfaire de mieux en mieux aux directives du « professeur » chargé d’éduquer le réseau.
La figure 4 montre un tel réseau en activité :
En jaune les neurones de la couche d’entrée connectée au corps lui-même (ici la perception artificielle est kinesthésique).
En blanc les neurones moteurs de la couche de sortie connectée au système musculaire.
Une couche cachée est représentée entre les deux précédentes et tient lieu d’une sorte de « cortex ».
Les rectangles verts et rouges figurent des apprentissages déjà mémorisés.
Figure 4 : Une danseuse virtuelle animée par des réseaux neuronaux.
Alors que les équations de la dynamique sont réversibles, en ce sens qu’elles permettent de prévoir l’avenir aussi bien que de remonter vers le passé, on a découvert des systèmes dynamiques dans lesquels apparaît une flèche du temps [8], comme par exemple les systèmes chaotiques, découverts en 1890 par Poincaré à propos du problème des trois corps.
Ce chaos, que l’on qualifie de déterministe, sépare bien l’idéal d’un déterminisme mathématique de l’éventualité d’une actualisation opérationnelle. Un exemple simple permet de comprendre ce concept de flèche du temps : Si l’on chauffe un globe métallique en des points choisis au hasard, au bout d’un certain temps la chaleur se répartit uniformément du centre froid à la surface chaude, ce que permettent de prévoir les équations de la thermodynamique, par contre il est impossible, à partir de cet état final, de remonter vers l’un des états initiaux (figure 5).
Figure 5 : La flèche du temps
Cet état d’équilibre ne fournit aucune information sur les conditions initiales et constitue donc une donnée d’observation [9]. A côté d’une connaissance scientifique théorique (comme peut l’être la mécanique newtonienne) il faut faire place à une connaissance que l’on peut qualifier d’historique. C’est là précisément que la notion d’interactivité prend toute son importance : si on regarde le modèle scientifique comme une surface rigide (par exemple l’écriture définitive d’un programme), l’intervention du monde sur son devenir l’assouplit en l’ajustant au réel, son futur n’est pas prédictible et n’est donc pas écrit. Il faut en conséquence créer les conditions pour que l’objet informatique qui actualise cette expérimentation s’auto organise, et cela ne peut se faire qu’en lui concédant une certaine liberté, une autonomie de fait.
Le comportement de la danseuse virtuelle est le résultat de plusieurs flux d’activités :
D’abord des activités réflexes câblées sous forme de fonctions comportementales associées à chaque objet. Par exemple un os comme le fémur est soumis à l’action de plusieurs muscles, certains provoquant un mouvement et d’autres provoquant un mouvement antagoniste, ces contraintes constituent l’entrée de la fonction comportementale qui délivre, en sortie, le mouvement de cet os en respectant certaines règles comme par exemple la conservation de l’équilibre du personnage. La différence entre la rotation prévue et la rotation effectuée est interprétée comme une erreur servant à corriger, de façon homéostatique (c’est à dire par un feed-back négatif), les actions de cette fonction.
Ensuite des activités volontaires, celles précisément apprises lors d’un apprentissage.
Mis en présence d’un environnement dont il reçoit des sollicitations, ce système se comporte comme un réseau dynamique complexe non linéaire. Il n’est pas possible d’en prévoir le comportement, lequel est très sensible aux conditions initiales qui, du fait de l’interactivité, sont fluctuantes, imprécises et non reproductibles.
La figure 6 montre l’adaptation de ce SDNL en temps réel :
L’échelle marquée « capt 23 » est la période du signal audio.
L’échelle en dessous marquée « corps 19 » est la période du mouvement du bassin.
La différence 23-19=4 de ces deux périodes est interprétée comme une erreur figurée sur la courbe en dessous.
L’horizontale marquée 20.99999 donne l’erreur maximum commise sur nb = 25 images.
L’échelle marquée erreur 11.69444% donne le pourcentage par rapport à la période moyenne.
On peut voir (courbe dans le carré noir en bas de l’image) un attracteur du fémur gauche de la danseuse. Lorsque l’adaptation est stabilisée, les trajectoires correspondantes sont voisines de cette courbe.
Le mouvement du bassin résulte des mouvements combinés des jambes, des bras et des vertèbres dont les périodes apparaissent verticalement.
L’erreur est utilisée pour corriger les périodes des autres éléments par la règle de Hebb en favorisant les variations qui font décroître l’erreur.
Lorsque la musique change de rythme, la danse s’adapte automatiquement de façon à minimiser l’erreur, si bien que le personnage rentre en résonance avec la musique.
Figure 6 : Résonance musique/balancement du bassin
Les paramètres de contrôle sont les forces exercées sur les éléments pour en changer les périodes, faire varier ces paramètres revient à « déformer » les bassins d’attraction et donc les attracteurs, c’est à dire les mouvements de ces éléments. Pour certaines valeurs, dites « critiques », des « bifurcations » apparaissent, c’est à dire que certains attracteurs deviennent instables et sont remplacés par d’autres, qui peuvent être très différents ; il s’agit là d’une véritable invention artificielle.
Ilya Prigogine a montré en
1969 que, loin de l´équilibre thermodynamique, des systèmes traversés par des
flux de matière et d´énergie, peuvent donner lieu à des processus d´organisation
spontanée (comme des phénomènes rythmiques), devenant le siège de « structures dissipatives ».
L´irréversibilité, loin de l´équilibre, joue donc un rôle constructif et
produit une certaine cohérence. Alors que près de l’équilibre, la linéarisation
conduit à une solution unique, loin de l’équilibre, au contraire, les solutions
sont multiples, ce qui conduit à une auto organisation, produit de l’histoire
(imprévisible et dépendant de son environnement) du système.
J’ai noté au paragraphe 3 que le chaos déterministe intervient même avec des systèmes intégralement définis par leurs équations d´évolution, caractérisant aussi bien une dynamique réversible (le modèle du « boulanger » de Prigogine) qu´une dynamique dissipative (modèle météorologique de Lorentz). La danseuse virtuelle, considérée comme système dynamique non linéaire, est donc vouée à une évolution chaotique. Bien que généré par des processus programmés déterministes, son avenir est indécidable, car résultant d’un parcours imprédictible dans un « arbre de bifurcations ». Le choix, en chaque nœud de cet arbre, dépend non seulement des entrées, forcément imprévisibles, de l’interaction, mais encore des conditions initiales auxquelles un système chaotique est très sensible. La moindre erreur, comme par exemple les arrondis dans les calculs (sans parler des « bugs » inévitables dans tout programme un tant soit peu complexe) font basculer les trajectoires de l’espace des phases vers des attracteurs fort différents, c’est à dire construisent des devenirs multiples. On est ici bien au-delà d’une interactivité de choix, puisque c’est le processus lui-même qui se déroule de façon non linéaire dans une multiplicité de devenirs temporels.
L’auto organisation qui en résulte conduit vers une autonomie de l’être virtuel auquel son créateur doit concéder une certaine liberté.
L´improvisation musicale, fondée sur l´imitation et la variation, traduit le besoin psychologique de répétition, complaisance à reconnaître le déjà entendu. La variation propose à nouveau le sujet tout en le modifiant, l´improvisation joue de cette répétition apaisante et de ce renouveau surprenant. Les réseaux neuronaux mimétiques prennent en charge l’imitation, et les SDNL s’occupent de surprendre en proposant des chemins imprévisible, bien que cohérents.
J’espère avoir montré que les incertitudes d’un système dynamique non linéaire, considéré loin de l’équilibre, en produisant une cohérence auto organisée, constituent un réel avantage pour la création. L’artiste démiurge, auto satisfait, fait place à un expérimentateur sans cesse étonné de ses propres découvertes et de celles du système avec lequel il interagit, non seulement sur le mode action-perception, mais encore sur celui du dialogue entre deux êtres intelligents doués de sensibilité. L’humanité, sommée de s’adapter, s’enrichit du monde des machines…
[1] Edmond Couchot, Marie-Hélène Tramus, Michel Bret A segunda interatividade. Em direção a novas praticas artisticas 2003 : In Arte vida no século XXI p.27, 38, Diana Domingues,Editora UNESP Saõ Paulo, Brasil.
[2] F.J. Varela Connaitre - Les sciences cognitives, tendances et perspectives, Ed. du Seuil, 1989
[3] Karl Sims, Evolving Virtual Creatures,
in Computer Graphics, 15-22, 1994.
[4] Michiel Van de Panne, Eugène Fiume, Sensor-Actuator Networks, in
Computer Graphics, 335-342, 1993.
[5] M. Bret, Virtual Living Beings, in Lecture Notes in Artificial
Intelligence, Virtula Worlds 119-134, Ed. Jean-Claude Heudin, Springer 2000.
[6]Jean
Pierre Changeux, L’homme neuronal, Fayard, 1983
[7] Hervé Abdi: Les réseaux de neurones, Presses Universitaires de Grenoble 1994.
[8] Ilya Prigogine, Temps à devenir, à propos de l’histoire du temps, Ed Fides, Québec, 1994
[9] Thierry Martin, Histoires ordinaires, in Hors série de Sciences
et Avenir, numéro 146, pages 42-47,
mars-avril 2006